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Une vie de chansons ...Par Jean-Paul Sermonte

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Voir Brel, à 16 ans, sur scène. Ce soir-là, 15 juillet 1964, il ne restait plus une seule place, plus un seul strapontin pour applaudir Jacques Brel.

Pour la première fois j’allais découvrir des artistes sur scène. Tout était nouveau pour moi : la salle qui n’était plus un cinéma, cette scène qui me paraissait tout à coup si vaste, et des artistes qui allaient se produire « pour de vrai » devant un public qu’exaltait déjà le simple nom de Brel. La première partie fut très agréable qui nous permit d’apprécier le fakir Yvon Yva, Rachel, à la voix très pure, qui faisait reprendre en chœur son « Chant de Mallory » à toute la France et Pierre Louki.
Je trouvais à ce dernier une gentille tête de comique dépressif. Il ne souriait pas mais faisait s’esclaffer la salle entière avec, par exemple, une chanson comme « L’escarpolette ». En le regardant chanter pouvais-je songer un seul instant que vingt-ans plus tard nous deviendrions copains ?

Après un entracte interminable, surtout pour ceux qui ne fumaient pas, le rideau rouge, comme dans la chanson de Bécaud, « frissonna avant qu’il ne bouge ». L’orchestre se mit à jouer et Brel apparut. Enfin ! Non, Brel n’entrait pas sur scène, il n’apparaissait pas, il surgissait ! À partir de cet instant plus aucun temps mort, aucune pause, aucun répit, pas le moindre commentaire entre les chansons. Un bref salut, la vivacité d’un sourire et il attaqua avec « Les fenêtres »… Sans trêve, il nous entraîna durant près d’une heure (que c’est court une heure quelquefois) ! sans reprendre son souffle dans un tournoiement d’humour caustique et impertinent, de drames sublimes, de cœur dépouillé de ses illusions, d’amertume qui étreint l’âme, d’anticonformisme réjouissant, d’évocation lucide de la mort et du courage de dire sa peur : "Je sais que j’aurai peur/Une dernière fois"

Brel, alternait la tragédie et la comédie, le grotesque et l’admirable. Une chanson terminée, il ne laissait aucune chance à ce déchaînement d’applaudissements de s’apaiser ; pas de césure dans le spectacle ! Juste une seconde pour éponger un visage ruisselant, et les autres chansons arrivaient en bourrasque. Un pas de danse pour scander une satire implacable, l’index parfois impétueux, une frénésie à peine domptée pour lancer les flèches acérées de la raillerie et de l’invective.

Sa voix, tout en éclats et inflexions, plaintes et rires amers, cette voix qu’il ténorisait à souhait dans les chutes, qui traduisait si bien le langage de ses passions, allait résonner dans nos têtes bien longtemps après son tour de chant. Sa gestuelle parfaitement maîtrisée atteignait la perfection : chaque sens émotionnel d’un mot, d’une image avait sa grimace, sa mimique qui intensifiait sa force.

Brel, cet oiseau des tempêtes, incarnait aussi le diable, surtout pour les bigotes et les dames patronnesses. Et cela au grand bonheur de notre adolescence indocile

« Et je ne suis pas beau… » Chante-t-il dans « La Fanette »… Moi, je le trouvais beau !
Certes il ne possédait pas les caractères définis selon les critères incontestés de la beauté physique, mais sa beauté singulière reflétait plus d’émotions qu’une beauté classique.

[…] Le rideau fermé, une inquiétude me tourmenta aussitôt : est-ce que je pourrai l’approcher ?
Est-ce que je pourrai avoir un autographe ? Ce serait le premier de ma vie ! Je me retrouvai bientôt dans une file d’attente qui longeait sagement le couloir menant à sa loge. C’était agaçant mais des tas de gens formulaient le même désir : celui de le voir de près ! J’attendis impatiemment. Puis on me fit pénétrer dans une pièce minuscule. Il était là, parlant avec le directeur de la salle et vraisemblablement avec son secrétaire et ami, Jojo. Il signait, signait, signait sans même regarder la personne qui lui faisait face. Je le comprenais ; nous étions des centaines, et après un tel concert, je l’admirais de consacrer encore du temps à l’exigence de son public. Arrivé devant sa table, je lui tendis un petit carnet. Il signa juste « Jacques Brel ». Je ne bougeai pas. Il leva vers moi un regard appuyé et demanda : « Que veux-tu ? » Je répondis aussitôt, la voix rendue presque inaudible par l’émotion : « Je voudrais vous serrer la main. » Nous échangeâmes alors une rapide poignée de main avec en prime un fin sourire du coin des lèvres.

Je m’en retournai enivré ! J’avais sa signature dans mon carnet et plus encore, dans la chaleur de son regard, un brin de lumière qui accompagna longtemps mon âme d’adolescent.

JP Sermonte « Une vie de chansons ».

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Questions à Léo : « Il y a quelque temps un jeune poète a dit : « Léo, c’est un océan, et nous, nous sommes des esquifs ». Êtes-vous conscient de l’immense admiration que vous suscitez » ?

Pas du tout, parfois il y a des gens qui viennent me voir pour me dire ce qu’ils pensent de moi, qu’ils semblent très heureux… mais je ne peux avoir le sentiment de cela sinon je me prendrais pour qui ? Je suis un homme comme les autres.

On dit souvent en parlant de vous : « C’est un poète de son temps », mais un poète doit-il être de son temps ou de tous les temps ?

Il faut être de son temps sinon ça ne sert à rien, je veux dire que l’engagement ne nécessite pas la signature sur un contrat ou la carte d’un parti, pas du tout, je l’avais dit un jour à Sartre qui disait

que la littérature doit être engagée, je lui ai répondu : « Elle est fatalement engagée sinon ce n’est pas quelqu’un qui écrit, qu’est-ce que ça veut dire ?… » Je ne parle pas des gens qui écrivent des

romans… Je prétends qu’il n’y a aucun effort à faire… moi je vis tous les jours comme vous, et demain matin il va se passer quelque chose que j’ignore et ça m’intéresse, alors il faut que j’en parle. J’en parle d’abord à moi… Quand j’écris, je ne pense jamais que je vais le clamer dans une salle, jamais, vous comprenez ? sinon je ne pourrais pas écrire…

C’est la solitude dont vous parlez ? L’artiste est toujours seul…

Il est toujours seul, heureusement seul d’ailleurs et puis obligatoirement seul puisqu’il y a la page blanche ; pour le peintre la toile vierge et pour le sculpteur le morceau de marbre, quoique le

sculpteur soit moins seul que le peintre parce qu’il peut tourner autour de sa sculpture, avec la lumière du soleil, avec l’heure qui change il voit des personnages différents.

JPS entrevue avec L. Ferré (extraits) Paris 15 février 1987.

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Cet ingénieur des Ponts et Chaussées disait : « J’aime m’intituler, avec un certain orgueil, ingénieur des ponts et chansons. » Il écrivait des chansons comme nul autre, des textes où perçaient subrepticement sa formation d’ingénieur, son âme de poète et son don de la mélodie populaire. À ses débuts, il a subi comme tant d’autres auteurs-compositeurs (Perret, Chelon, Duteil…) l’influence d’un certain Georges Brassens (comparer par exemple L’autoroute en bois et Le père Noël et la petite fille). Le talent, conjugué à l’originalité, de ce troubadour des mathématiques, qui le place parmi les dix plus grands poètes de la chanson (Brassens, à qui on posait parfois la question : « Qui voyez-vous après vous ? » répondait sans hésiter : « Béart ! »), est d’avoir su mêler la douceur de la nostalgie à l’implacabilité des temps futurs.

Pourquoi n’a-t-il pas acquis la même reconnaissance, ni joui de la même popularité que les deux autres « B » de « l’écurie » Canetti : Brassens et Brel ? Brassens, Brel avaient du charisme, Béart

peut-être plus de charme que de charisme ? Et le public est peut-être plus sensible, surtout sur scène, au charisme qu’au charme. Il faut surtout savoir fasciner l’imaginaire populaire par une

histoire singulière, une légende, des particularités physiques. Brassens s’est imposé autant par son talent que par son image et le décor d’une vie simple mais auréolée d’un certain mystère.

Lorsque j’évoquais mon admiration pour Béart à mes amis, la plupart reconnaissaient que, s’ils appréciaient sans conteste l’auteur-compositeur, le timbre de sa voix faible et voilée les gênait.

Lui-même en avait conscience et disait avec humour qu’il possédait « une absence de voix assez remarquable ». Pourtant la singularité de cette voix me charmait dans certaines de ses chansons.
À notre deuxième rencontre je lui révélai : « J’aime bien ta voix ». Il avait levé un sourcil interrogateur : « C’est vrai ? » Visiblement on ne devait pas l’abreuver souvent de ce genre de compliment. Pourtant je ne mentais pas.

Si les chansons de Trenet semblent souvent d’inspiration soudaine, jaillissant parfois d’une idée, d’une image, d’un simple mot : boum, terre, liberté…, il est vrai que la spontanéité du texte satisfaisait son auteur qui, de son propre aveu, ne les peaufinait que rarement. Son talent « d’enfant doué de la poésie » le lui permettait. Celles de Béart, quel qu’en soit le thème (comme bien des poètes de la chanson il pouvait se montrer transgressif, provocateur, licencieux), sont plus élaborées mais ne se départissent jamais d’une sorte de délicatesse… « J’essaie de dire la vérité, sans choquer inutilement […] je suis quelqu’un de très doux. Je hais la violence. La violence est pour moi
un aveu absolu d’incompétence. »

JP Sermonte Une vie de chanson

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Qui de nous n’a jamais fredonné un jour une chanson d’Hugues Aufray ? Hugues Aufray a accepté à deux reprises de se produire gratuitement au Gala des Amis de Georges. Chaque fois il fut ovationné ! Entre deux chansons il confiait au public, comme s’il eût parlé à une seule personne, un seul ami, les drames, les joies, les interrogations qui ont jalonné sa vie.

Alors s’installait dans la salle un climat d’une telle intimité qu’on se serait cru invités chez lui, dans son salon.

Il m’avait écrit : « Brassens est le plus grand poète chantant de l’histoire de la poésie.
Quand je suis chez moi, c’est lui que je chante essentiellement. »

Lorsque je lui demandai s’il acceptait d’être filmé dans sa demeure par Sébastien Melaye, un jeune auteur de courts-métrages et de clips vidéo, il accepta de nous recevoir dans sa maison
de Marnes-la-Coquette, alors qu’il déménageait deux jours plus tard pour s’installer à Marly-le-Roi.
Il interpréta Le petit âne gris, car Pierre Onteniente lui avait appris que c’était la chanson préférée de Brassens, et La prière. Sébastien Melaye le filma magnifiquement sous le saule pleureur de son jardin et dans son bureau. Le DVD, intitulé Du côté de chez Georges (avec Yves Uzureau, Angélina Wismes et d’autres artistes…) parut en 2016.

Dans ce film et sur la scène de La Grande Comédie, Hugues chante avec une émotion tout en retenue, avec dans le regard des éclats de jeunesse qui pétille, alors qu’il fête cette année-là… 87 ans !
Je l’avais vu adolescent avec son fameux skiffle group devant une salle ivre de grand large qui s’embarquait joyeusement sur le vaisseau de ses refrains… Qui un jour n’a pas rêvé de s’évader de la grisaille du quotidien sur le Santiano ? Je le revis cinquante ans plus tard, à La Grande Comédie, chanter seul avec sa guitare face à un public d’une fidélité touchante ;
reconnaissant et ému jusqu’aux larmes…

JP Sermonte « Une vie une chanson »

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L’enterrement de Georges Moustaki. J’aimais Georges Moustaki. « Son art de vivre décliné en chansons. » Son insolente nonchalance qui aurait pu nuire à sa qualité d’interprète et qui, au contraire, rehaussait son charme nimbé de lumière méditerranéenne. Il aurait pu faire siens ces mots de Voltaire : « Croire que le monde est un lieu de délices où l’on ne doit avoir que du plaisir, c’est la rêverie d’un sybarite. » D’évidence il jouait, avec un fin sourire, de son image de chantre de la quiétude hédoniste. J’aimais tout à la fois sa déclaration utopique en faveur d’un état de bonheur permanent ou encore cette universalité qui seule pourrait sauver le monde tout comme son fascinant métissage musical. Sa voix, de nostalgie et de soleil mêlés, possédait un charme troublant. En le voyant sur scène j’avais toujours l’impression que chanter c’est, en vérité, se réconcilier avec la joie de vivre.

Lundi 27 mai 2013. Je reviens de l’enterrement de Georges. Le cœur bouleversé par la poignante singularité de ses chansons entendues si souvent dans les salles de spectacle et qui s’élevaient ce jour-là au-dessus des tombeaux. Profondément ému aussi par des chants hébreux et des intonations du kaddish élevés pour sa mort.
Et qui peut rester indifférent à la beauté grave du kaddish et des chants hébreux ?

De retour chez moi j’écrivis ces mots qui tambourinaient dans mon cœur, comme pressés de s’en échapper : « Le soleil comme un élève retardataire daigne enfin inonder de sa lumière l’immense Père-Lachaise. Où donc se déroule la cérémonie ? Tant de vivants parcourent ce cimetière, tantôt solitaires, parfois en groupe, et même en visites guidées…

« Une dame devant moi fredonne un petit air en marchant. Je reconnais Les amours finissent un jour.
Je lui dis : « Je sais ce que vous chantez, donc je sais où vous allez, alors je vous suis… »
Elle sourit. Nous passons devant la tombe de Musset, puis celle d’Allan Kardec et nous arrivons tout là-haut… Une foule dense et compacte… Le « métèque » ne s’en va pas seul. Une infinie tendresse l’accompagne… Palpable, émouvante. Près de moi, Charlotte, une jeune chanteuse qui a mis depuis fort longtemps quelques jolies chansons de Moustaki dans la mémoire de son accordéon, ne peut retenir quelques larmes lorsque le cercueil passe devant nous. Je lui dis pour la consoler : « Toi qui connais son répertoire par cœur, souviens-toi de sa chanson Si ce jour-là : ‘Si ce jour-là vous avez un peu de tristesse / Ne le montrez pas aux amis / Que mon souvenir / Soit celui d’une fête…’» Parmi ses amis : Maxime et Catherine Le Forestier, Jacques Higelin, Cali, François Morel, Guy Bedos, Enrico Macias, Paco Ibañez, Sophie Delassein, et tant d’autres…

Georges avait raison : surtout ne pas être trop triste, on enterre un corps, on n’enterre pas un esprit ; on n’enterre pas un talent, on n’enterre pas des centaines de chansons qui ont ravi des milliers de gens… Ne pas être triste, certes, mais, en quittant le cimetière que bientôt la nuit va rendre au silence, comment retenir une insidieuse, fugitive, envie de pleurer ? »

J. P Sermonte Une vie de chanson

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Leny Escudero : Vivre pour des idées. Il me donna rendez-vous dans une immense cour cernée de HLM où il devait chanter le soir même sur une scène improvisée. Il me dit : « Si tu remarques bien, j’ai écrit mes chansons avec une poignée de mots, pas de vocabulaire étendu ; avec juste une poignée de mots j’ai pu enregistrer plusieurs disques. » Pourtant ses lectures (Kafka, Céline, Perec…) étaient un firmament de mots où il aurait pu puiser l’inspiration sans limite !

Ce soir-là je découvris en l’écoutant chanter qu’en effet il n’avait pas usé d’un luxuriant lexique pour écrire quelques-unes des plus belles chansons de notre langue.

Au cours de notre entretien il me confirma que sa chanson « Vivre pour des idées » n’avait jamais été une réponse à « Mourir pour des idées » de Georges Brassens comme beaucoup l’ont cru.

Je suis allé l’applaudir une dernière fois à l’Olympia le dimanche 22 avril 2007,
il avait 75 ans et il chantait depuis cinquante ans ! Cheveux toujours aussi longs, silhouette filiforme, ombre figée avec pour tout effet scénique ses uniques jeux de mains. Son tour de chant restait éblouissant. Il se trompa sur sa plus célèbre chanson, Pour une amourette :
« J’en étais sûr, je me trompe toujours sur celle que j’ai le plus chantée ! »

JP Sermonte "Une vie de chanson"

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Sur la tombe de Félix Leclerc. Une fin d’après-midi d’août, alors que le Québec depuis plusieurs jours semblait se craqueler sous une chaleur tropicale, je me rendis au cimetière de l’île d’Orléans pour m’incliner sur la tombe de Félix. J’étais seul, pas une silhouette, pas un chant d’oiseau pour effleurer le silence. Peut-être étaient-ils effrayés par ce ciel virant au mauve annonciateur d’un de ces terribles orages d’été. En parcourant les allées je me sentais déconcerté. Toutes les stèles plantées à la verticale sur l’herbe rase étaient semblables ! Je n’avais l’habitude que des cimetières méditerranéens où souvent les morts sont mieux logés que les vivants, ces régions où, comme le chantait Brassens, « les gens avaient à cœur de mourir plus haut que leur cul ! » Les Québécois apparemment ne souffraient pas de cet ego post mortem. Comment allais-je retrouver la tombe de Félix ?
Devrais-je lire chaque nom avant que la tempête ne s’abatte sur moi ? Inutile !
Je la trouvai rapidement grâce à un détail si émouvant qu’il reste gravé à jamais dans ma mémoire : deux petits souliers étaient accrochés à la stèle de granit.

Moi, mes souliers ont beaucoup voyagé

Ils m’ont porté de l’école à la guerre

J’ai traversé sur mes souliers ferrés

Le monde et sa misère

Une vie de chansons. JP Sermonte.

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Georges Chelon. Dans les années 60 les salles de spectacles et de cinéma ne désemplissaient pas. Tous les foyers ne possédaient pas la télévision qui n’offrait, jusqu’en 1964, qu’une unique chaîne. Alors nous nous réfugiions dans les salles obscures autant de fois qu’il était possible. J’appréciais, comme des centaines de jeunes, les cinémas où se produisaient ceux qui deviendraient les géants de la chanson, de la musique… Alternant les tours de chant tant attendus (environ une fois par mois), les établissement offrait pour le prix d’une place de cinéma la découverte de documentaires (que nous trouvions parfois barbants car ils mettaient à mal notre patience de voir le film !), mais également les actualités filmées qui disparaîtront avec les actualités télévisées, et les lancements de nouveaux films. Parfois, avant le film un artiste venait se produire environ quinze minutes. Exercice périlleux pour lui, car le public attendait impatiemment le film. C’est ainsi que ma mémoire a retenu le nom d’un inconnu : Georges Chelon.

Quelques jours après Brel, je découvris donc Georges Chelon. Ce jeune homme de 21 ans semblait en avoir 16. Une voix au timbre délicat et profond, des chansons que l’on pouvait qualifier de charmantes bluettes, mais qui cachaient déjà cette extrême sensibilité qui, mêlée au talent, donne naissance à des œuvres parfois uniques.

Bien plus tard, je fis la connaissance de sa sœur Amandine. Je la priai de remettre à Georges la copie de la lettre que sa mère expédia en 1974 à Brassens pour lui manifester toute son admiration. Il en fut, me dit sa sœur, très ému. C’est parce qu’il connaissait mon admiration pour les deux Georges que Pierre Onteniente, le secrétaire de Brassens, me l’avait offerte.

Vingt-quatre ans après avoir découvert Georges Chelon je le revis à un spectacle à Ivry-sur-Seine auquel j’avais été invité par Léo Ferré. Je pus lui exprimer alors mon engouement (partagé par des milliers d’admirateurs) pour son œuvre mais surtout pour « Père prodigue », son immortel succès. Il me répondit : « Tu vois, j’hésite à la chanter encore. J’ai cinquante ans, peut-on chanter encore ce genre de chansons qui raconte une blessure d’enfant après tant d’années ? Moi, j’aimerais la retirer de mon répertoire, mais les gens la réclament sans cesse ! » « Mais, Georges, c’est normal puisqu’elle est intemporelle. Elle reflète l’âme d’une réalité exprimée avec tant de sincérité qu’il faudrait avoir un cœur de granit pour ne pas être touché. Les gens la demandent parce qu’ils l’aiment au-delà du temps. »

Nous nous revîmes. J’étais chaque fois surpris par son allure juvénile et surtout par la grâce intacte de sa voix. En 2012 il répondit à mon invitation qui le conviait à venir chanter gracieusement au Grand Gala des Amis de Georges pour soutenir notre revue. Il obtint comme prévu un énorme succès. En 2013, c’est lui qui m’invita, dans sa maison de Barbizon, avec un ami commun, Joseph Moalic, à venir découvrir, en tant que « connaisseurs » de l’œuvre de Brassens la maquette de son prochain disque (que j’attendais avec impatience depuis longtemps) : Georges Chelon chante Brassens.

Lorsque je me trouvai à déjeuner chez lui à Barbizon, je lui confiai que je l’avais découvert, il ne s’en souvenait sûrement pas, dans un cinéma d’Ajaccio, juste avant la projection d’un film, il y avait plus de quarante ans ! « Bien sûr que je me rappelle ! me répondit-il avec un large sourire, c’était l’été 64, à l’Empire, chez Baïetto ! » J’étais sidéré ! « Georges, comment est-ce possible ? Tu as fait des centaines de tournées, visité des milliers de villes et tu te souviens de ce jour-là ? » « Oui, dit-il, car on n’oublie jamais son premier contrat ! » Il l’avait conservé comme une relique ! Il eut la gentillesse de m’en faire une copie ainsi que de la lettre d’accompagnement du directeur de l’Empire, M. Baïetto, précisant les dates – 6 et 7 août –, les lieux – Tolla et Ajaccio –, et le cachet, 20 000 F (l’équivalent de 30 € !)

JP Sermonte Une vie de chanson

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Françoise Hardy. Il est des souvenirs liés à l’univers musical dans lequel notre jeunesse s’égayait que je n’oublierai jamais.

Sans pleurnicher sur l’âge d’or de « jadis et naguère » je reviens vers ceux qui accrochent avec leurs chansons des « pin’s » d’azur (des « épinglettes », disent les Québécois) aux revers de nos quotidiens parfois si ordinaires.
Ainsi, inoubliable, Françoise Hardy, longue silhouette immobile derrière un micro qu’elle semblait ne pas voir. Pas d’expansivité excessive.

Son jeu de scène était justement de ne pas en avoir. Une retenue scénique qui ajoutait à une élégance indéfinissable, à une époque où l’hypomanie des yé-yé exprimait frénétiquement leur joie de vivre.
La sobriété de son interprétation, ses chansons, se suffisaient à elles-mêmes.

Lorsqu’elle chanta Il n’y a pas d’amour heureux aucun bruit ne griffa le silence de la nuit.

La nuit s’harmonisait bien avec la présence de son élégante nostalgie.

Nous étions pourtant dans la cour d’un lycée transformée en salle de spectacle.

Elle avait 19 ans, et semblait un peu étonnée d’être là, devant cette foule.

En attendant je me laissais griser comme tant d’autres par le reflet d’un mystère qui séduisait tant nos âmes romantiques d’adolescents.
JPS. Une vie de chansons

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"Aucune idée sur terre n'est digne d'un trépas" .
Georges Brassens

A suivre...
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